Napoléon III exerce le pouvoir absolu. Le plébiscite du 21 décembre 1851 lui a donné l’approbation du pays. Il ne se contente pas de limiter l’opposition parlementaire : il muselle les gens de plume. Le fidèle Persigny, qui lui a permis d’étendre son influence dans les journaux et d’accroître ainsi sa côte de popularité, devient « le maître censeur » du XIXe siècle, tout au long duquel de nombreux écrivains feront les frais du rigorisme d’État. C’est ainsi qu’en 1853 les frères Goncourt sont poursuivis pour un article qui leur vaut d’être blâmés. D’autres, comme Hugo, ont été contraints à l’exil. En 1857, outre Flaubert, Baudelaire est condamné à retirer six poèmes des Fleurs du Mal et Eugène Sue ne survit pas à la saisie des 60 000 exemplaires de ses Mystères du peuple.
Flaubert sera confronté à la mauvaise foi du terrible, redoutable et ambitieux procureur Ernest Pinard, qui ira jusqu’à incriminer des passages non visés par l’assignation, faisant référence à des extraits de la Tentation de saint Antoine, publiés au même moment dans la revue l’Artiste, sortant du contexte des phrases qui automatiquement prenaient une tout autre allure que celle voulue par l’écrivain. « La couleur générale de l’auteur, c’est la couleur lascive », s’indignera-t-il. Il y sera question d’« images voluptueuses mêlées aux choses sacrées », de l’art sans règle ou encore de la morale bafouée.
L’avocat de la défense démontera les arguments l’un après l’autre, analysant le livre chapitre par chapitre, démontrant l’utilité de l’œuvre et sa moralité dès lors qu’Emma Bovary est punie de ses actes. Le 7 février à 15 heures, Flaubert est acquitté. Mais aussi blâmé pour « le réalisme vulgaire et souvent choquant de la peinture des caractères ». Le jugement lui rappelle d’ailleurs que la littérature a pour mission « d’orner et de récréer l’esprit en élevant l’intelligence et en épurant les mœurs » ! Le Parquet ne fera pas appel, de peur d’un acquittement encore plus retentissant.
Finalement, qu’est-ce que le procès de Madame Bovary, si ce n’est celui de la lecture? D’avoir mis en scène une femme qui trompe son mari ? Non. D’avoir mis en scène une femme qui lit trop et ne se contente plus de sa vie, de son gentil petit mari et de sa belle situation de notable de province, de tout ce qui est réputé à l’époque devoir contenter une femme ? Non. C’est le procès d’un provocateur, en particulier, et de la lecture, en général, qui pervertit notamment les femmes, et vient troubler l’ordre établi. De même, car c’est dans l’air du temps, La Fille Élisa (1877) d’Edmond de Goncourt met en scène une jeune prostituée qui, depuis qu’elle à découvert le plaisir très solitaire de la lecture, met beaucoup moins de cœur à l’ouvrage, au risque de faire fuir la clientèle.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, Flaubert trainera cette victoire comme un boulet. Dans un premier temps, il est soulagé, mais meurtri. Dans un second temps, il supporte mal l’idée que son roman se vende sur fond de scandale. En effet, publié en deux volumes au mois d’avril, ce sont déjà 7 000 exemplaires qui seront vendus en juin, et près de 30 000 en cinq ans. Un vrai succès. Mais qui fera de Flaubert, pour le restant de sa vie, et au-delà, l’auteur de Madame Bovary, l’homme d’un seul livre : « La Bovary m’embête. On me scie avec ce livre-là. Car tout ce que j’ai fait depuis n’existe pas. Je vous assure que, si je n’étais besogneux, je m’arrangerais pour qu’on n’en fît plus de tirage », écrit-il le 16 février 1879 à son éditeur Georges Charpentier qui veut réimprimer.
À sa parution, Madame Bovary est diversement accueilli par les critiques, mais connaît un succès retentissant auprès des lecteurs qui vaut à Flaubert une grande notoriété. Seuls deux écrivains lui rendent grâce, Victor Hugo et Charles Baudelaire. Il convient de souligner qu’à cette époque, le champ littéraire s’est beaucoup modifié : certains sujets deviennent dignes d’intérêt, les progrès de la science ne sont plus réservés aux manuels et aux essais savants, l’individu s’affirme, en réaction à une évolution économique et sociale qui le dépasse ou l’écrase. Le « culte du moi » est de tous les genres littéraires. Le pessimisme se lit dans les œuvres des écrivains qui refusent de se conformer à l’ordre établi. Ils ont le sentiment d’être incompris et se sentent coupés du monde, malgré l’espoir suscité par les progrès collectifs. Ce mal de vivre ou « mal du siècle », chanté par Chateaubriand et les romantiques comme Musset et Nerval, se prolonge avec le spleen de Baudelaire. Les romans réalistes n’y échappent pas. Le mot est couramment utilisé par la critique artistique. En 1855, le peintre Gustave Courbet, dont l’œuvre suscite le scandale, en fait une marque de fabrique. C’est ce même mot-repoussoir qui est prononcé lors des procès de Flaubert et de Baudelaire pour discréditer la probité de leurs œuvres. De son côté, en publiant un recueil d’articles intitulé Le Réalisme, le critique Champfleury s’est fait le héraut officiel de ce nouveau courant, « qui sera ni classique ni romantique ». La voie de l’observation méthodique et objective est ouverte. Émile Zola s’y engouffre. Jusqu’à Madame Bovary, Flaubert, très influencé par Honoré de Balzac, se sent atteint de schizophrénie littéraire : « Il y a en moi, écrit-il en 1852 à Louise Colet, littérairement parlant, deux bonshommes distincts : un qui est épris de gueulades, de lyrisme, de grands vols d’aigle, de toutes les sonorités de la phrase et des sommets de l’idée ; un autre qui creuse et qui fouille le vrai tant qu’il peut, qui aime à accuser le petit fait aussi puissamment que le grand, qui voudrait vous faire ressentir presque matériellement les choses qu’il reproduit. »