LETTRE DES ÉGLISES DE LYON ET VIENNE
AUX ÉGLISES D’ASIE ET DE PHRYGIE.
Les serviteurs du Christ résidant à Vienne et à Lyon en Gaule, aux frères qui dans l’Asie et la Phrygie partagent notre foi et espérance en la Rédemption : paix, grâce et honneur au nom de Dieu le Père et de Jésus-Christ notre Seigneur.
1. – ... Telle a été ici la violence de la persécution, la fureur des païens contre les saints, telles ont été les souffrances endurées par les bienheureux martyrs, que, tout cela, nous ne saurions le décrire exactement, et qu’il est impossible d’en donner un récit complet.
En effet, c’est de toute sa force que le Diable a frappé. Il préludait déjà aux violences de son règne futur, où il pourra frapper sans crainte. Il employa tous les moyens pour habituer et exercer les siens aux attaques contre les serviteurs de Dieu. Non seulement, on nous chassait des maisons, des bains, de l’agora ; mais encore, de façon générale, on nous défendait à tous de nous montrer dans un endroit quelconque.
2. – Cependant, contre le Diable, luttait la grâce de Dieu. Elle soutenait les faibles. Elle rangeait en bataille les vaillants, semblables à de fortes colonnes, qui pouvaient par leur résistance attirer sur eux-mêmes tout l’effort du Maudit. Ceux-là marchaient à l’ennemi. Ils eurent à subir des outrages et des tourments de tout genre ; mais ils s’inquiétèrent peu de toutes ces épreuves, dans leur hâte à rejoindre le Christ. Ils montraient par leur exemple que « les souffrances du temps présent ne sont rien en face de la gloire qui doit se manifester sur nous » (Romanus, 8, 18).
Et d’abord, ils supportèrent noblement tous les outrages que la foule entière leur infligeait à tous : clameurs hostiles, coups, bousculades, pillages, lapidation, détention en masse, et tout ce qu’une populace furieuse fait ordinairement subir à des ennemis détestés. Puis on les fit monter au forum. Là, par le tribun et les magistrats de la cité, devant toute la foule, ils furent interrogés. Ils confessèrent leur foi. On les enferma ensemble dans la prison, en attendant l’arrivée du gouverneur.
3. – Plus tard, ils comparurent devant le gouverneur, qui usa de toute la cruauté habituelle contre nous. Vettius Epagathus, un des frères, avait atteint la plénitude de l’amour envers Dieu et envers le prochain ; il était arrivé à une perfection si exacte dans son genre de vie, que, malgré sa jeunesse, il réalisait l’idéal dont témoigne l’exemple du prêtre Zacharie ; il « marchait dans toutes les voies des commandements et prescriptions du Seigneur » (Luc, 1, 6), toujours irréprochable, toujours empressé pour rendre service au prochain, plein de zèle dans sa dévotion à Dieu, et bouillonnant sous le souffle de l’Esprit. Avec ce caractère, Vettius ne put se contenir en voyant la procédure si anormale du procès qu’on nous faisait. Au comble de l’indignation, il demanda à être entendu lui aussi, pour plaider en faveur des frères et démontrer qu’il n’y avait en nous ni athéisme ni impiété. Les gens qui entouraient le tribunal se mirent à vociférer contre lui ; car c’était un personnage bien connu. Le gouverneur rejeta sa requête, pourtant si légitime ; il lui demanda seulement si, lui aussi, il était chrétien. Vettius, d’une voix éclatante, confessa sa foi ; il fut arrêté, lui aussi, et promu au rang des martyrs. Lui, qui s’était présenté en « paraclet » ou avocat des chrétiens, il avait réellement en lui le Paraclet, l’Esprit, comme Zacharie. Il le montra bien par la plénitude de sa charité, qui lui fit juger bon de mettre en jeu jusqu’à sa vie pour la défense des frères. Il était et il est toujours un véritable disciple du Christ ; partout il suit l’Agneau.
4. – À partir de cette épreuve, une séparation se fit entre les autres chrétiens. Les uns se révélèrent entièrement prêts pour le martyre et remplirent avec empressement le devoir de confesser leur foi. Mais d’autres montrèrent qu’ils n’étaient ni prêts ni exercés, qu’ils étaient encore faibles, incapables de soutenir l’effort d’un grand combat. Ceux-ci faiblirent, au nombre de dix environ. Ils nous causèrent une grande tristesse, une douleur immense. Ils brisaient aussi le zèle des autres, de ceux qu’on n’avait pas arrêtés, et qui, malgré leurs cruelles épreuves, assistaient les martyrs au lieu de se tenir à l’écart. Nous tous, alors, nous étions dans l’épouvante à cause de l’incertitude où l’on était sur la future confession de chacun. Ce n’est pas que l’on redoutât les tourments infligés ; mais on avait les yeux fixés sur la fin, et l’on craignait que quelqu’un vînt à tomber.
Cependant, l’on arrêtait chaque jour les chrétiens dignes de ce nom ; ils comblaient les vides produits par les apostasies. On réunit ainsi en prison tous les chrétiens zélés des deux Églises (de Lyon et de Vienne), ceux qui faisaient surtout leur force. On arrêta aussi certains païens qui étaient les serviteurs des nôtres ; car le gouverneur, au nom de l’État, avait ordonné de nous rechercher tous. Ces serviteurs tombèrent dans le piège de Satan. Épouvantés par le spectacle des tortures infligées aux saints, excités en outre par les soldats, ils nous calomnièrent en nous attribuant des festins de Thyeste, des incestes à la façon d’Œdipe, et autres crimes tels qu’il nous est interdit d’en parler, ou d’y songer, ou même de croire que jamais rien de pareil se soit produit chez des hommes. Par l’effet de ces calomnies, tous devinrent contre nous des bêtes féroces. Certains même, qui auparavant, pour des motifs de parenté, avaient montré de la modération, nous témoignaient maintenant beaucoup de malveillance et grinçaient des dents vers nous. Alors s’accomplissait la prédiction de notre Seigneur : « Viendra un temps où quiconque vous tuera, se figurera qu’il fait œuvre pieuse envers Dieu » (Jean, Évang., 16, 2).
5. – Dès lors, ce sont des tortures indescriptibles qu’eurent à subir les saints martyrs. Satan s’efforçait de leur faire proférer, même à eux, quelque parole blasphématoire. Avec une rage extraordinaire, toute la fureur de la foule, du gouverneur, des soldats, s’acharna contre Sanctus, le diacre de Vienne ; contre Maturus, tout récemment baptisé, mais vaillant athlète ; contre Attale, originaire de Pergame, qui avait toujours été la colonne et l’appui des chrétiens d’ici ; enfin, contre Blandine.
En Blandine, le Christ a donné cet enseignement : ce qui aux yeux des hommes paraît vil, laid, méprisable, Dieu peut le juger digne d’une grande gloire à cause de l’amour qu’on lui témoigne, l’amour qui se révèle dans l’acte, non l’amour qui se vante de vaines apparences.
Nous tous, en effet, nous avions peur pour Blandine. Sa maîtresse selon la chair, qui était elle aussi l’une des martyres, athlète de la foi, craignait que la jeune fille ne pût même pas faire franchement sa confession à cause de la faiblesse de son corps. Mais Blandine se trouva remplie d’une telle force, qu’elle épuisa et lassa ses bourreaux. En vain ceux-ci s’étaient relayés, pour la torturer par tous les moyens, depuis le matin jusqu’au soir : ils durent avouer qu’ils étaient vaincus, qu’ils n’avaient plus rien à lui faire. Ils s’étonnaient qu’elle respirât toujours, ayant tout le corps déchiré et transpercé. Ils attestaient qu’une seule espèce de torture suffisait pour enlever la vie ; à plus forte raison, de telles tortures et si nombreuses. Au contraire, comme un vaillant athlète, la bienheureuse rajeunissait au cours de sa confession. Pour reprendre des forces, se reposer et devenir insensible aux tortures, il lui suffisait de répéter : « Je suis chrétienne, et chez nous il ne se fait rien de mal ».
6. – Sanctus, lui aussi, supportait noblement, avec un courage extraordinaire, surhumain, toutes les tortures des bourreaux. Les scélérats espéraient que, par la longueur et l’horreur des tourments, ils lui arracheraient quelque parole coupable. Mais il leur résista avec une énergie indomptable. On ne put lui faire dire ni son nom, ni la nation et la ville d’où il était, ni s’il était esclave ou libre. À toutes les questions qu’on lui posait, il répondait en langue romaine : « Je suis chrétien. » Voilà ce qui lui tenait lieu de nom, de ville, de race, de tout. Voilà ce qu’il confessait à tout coup ; et les païens n’entendirent pas de lui autre chose. De là vint que le gouverneur et les bourreaux rivalisèrent d’ardeur contre lui. Quand on n’eut plus rien à lui faire, on finit par lui appliquer des lamelles d’airain, fortement chauffées, sur les parties les plus sensibles du corps. Tandis que brûlaient ces parties de son corps, Sanctus tenait bon, sans plier ni fléchir, ferme pour la confession, baigné et fortifié par la source céleste d’eau vivifiante qui jaillit des flancs du Christ. Son misérable corps témoignait des tourments subis ; il n’était que plaie et meurtrissure ; tout disloqué, il avait perdu extérieurement la forme humaine. Mais en lui souffrait le Christ, qui le glorifiait grandement en réduisant le Diable à l’impuissance, en montrant, pour l’exemple des autres, qu’il n’y a ni crainte là où est l’amour du Père, ni souffrance là où est la gloire du Christ.
En effet, quelques jours plus tard, les scélérats torturèrent de nouveau le martyr. Comme toutes les parties de son corps étaient enflées et enflammées, ses bourreaux pensaient que, si on lui infligeait encore les mêmes supplices, de deux choses l’une : ou bien l’on viendrait à bout de lui, puisqu’il ne pouvait pas même supporter le contact des mains ; ou bien il mourrait dans les tortures, et son exemple frapperait les autres d’épouvante. Or, non seulement rien de tout cela ne se produisit ; mais encore, contre toute attente, le corps du martyr se remît, se redressa dans les nouveaux supplices, recouvra sa forme antérieure et l’usage de ses membres. Ainsi, ce n’est pas une peine, mais une guérison, par la grâce du Christ, que fut pour Sanctus la seconde torture.
7. – Quant à